LA VRAIE VIE
Isolella ma vie, ma merveilleuse, ma magnifique, ma musique, ma gamine, ma guitare, ma caravane, tu es loin d'ici et c'est moi qui voyage et te voilà.
Elle est aujourd’hui cette
jeune femme qui sortait du bistrot après avoir bu d’une seule inspiration trois
verres de rhum. Elle est celle qui rêve toutes les nuits d’une baie de sable de
corail fin comme la farine de blé dur. Elle est celle qui recueille les lettres
de sa grand-mère et s’étonne d’y retrouver une part d’elle-même. Elle est celle
qui s’allonge la nuit dans un lit et se réveille sur une natte, avec la musique
de la houle dans les cheveux, une mèche barrant son visage, les yeux grands
ouverts sur l’interrogation. Elle est celle qui a pris les pierres de cette
maison, une après l’autre pour protéger la boite précieuse qu’un gamin a un
jour offert à sa grand-mère.
Elle ignorait tout. Quand elle
est née, il n’y avait rien. Pas d’océan, pas de lagon. Elle en a la certitude
et la réalité la fait mentir. Elle sait qu’elle rassemble souvent par son
esprit toutes ces femmes qu’elle est et qu’elles ne font plus qu’une seule et même
personne. Elle sait que la réalité n’existe pas, et que ce qu’elle vit avec ses
rêves, ses visions et les tremblements de son ventre, est une autre vie,
inexpliquée peut-être mais la vraie vie quand même. « Oui je peux être à
plusieurs endroits en même temps plusieurs femmes différentes. Dans le monde où
je navigue le temps n’existe plus, l’espace peut avoir sept, dix, onze
dimensions, et me voilà rassemblant tous les hommes qui m’attendent en un seul
homme. Le gamin, Capitaine Sauvage, le pêcheur, le violoniste, celui que j’embrassais
éperdument sur la jetée du port avant de me saouler de rhum blanc. Nous nous
rassemblons tous et nous partons main dans la main, droit devant nous. Ces lettres
grand-mères n’ont pas d’âge et pourtant le papier porte les traces des marques
du soleil, de la chaleur ou de l’humidité. Ces lettres que tu as reçues, que ce
gamin t’a offertes un jour dans cette belle boite, ces lettres écrites pour toi
s’adressent à moi bien plus encore. »
Le vieil homme assis devant la
porte allume une nouvelle cigarette. Il fume sans interruption. Sa peau
plissée, ses yeux fendus cachés tout au fond de ses pensées, le vieil homme
sourit. Il voit Capitaine Sauvage sauter sur le quai, le gamin accroché à la
ridelle du camion en Thaïlande, le violoniste en Grèce arpenter la jetée, son
archet volant dans le vent, il se voit
lui-même quelques centaines d’années avant, dans cette Corse paisible et
tourmentée, apportant cette boite verte à cette belle jeune femme. Il écrit du
bout de son caillou blanc sur la roche brune :
A demain ma merveilleuse ma
magnifique, nous ne sommes pas des skizophrènes, des malades mentaux, nous
sommes sortis du néant bien avant le Big Bang, nous sommes deux fibres du même être,
nous sommes deux moitiés du même électron, et personne ne l’a prémédité,
personne ne l’a choisi, ne l’a planifié, ne l’a voulu, personne n’en est
responsable… mais nous, nous le savons, aujourd’hui nous le savons.
Elle est sortie sous le soleil
brûlant et regarde les mots gravés. Elle est seule. Les hommes ne sont pas là. Les
hommes ne sont pas visibles plutôt. L’existence a besoin du regard pour être. Elle
est là, ils sont ailleurs, si elle les convoque en fermant amoureusement les
yeux, ils viendront, elle en est sûre.