mardi 24 décembre 2013

THEATRE ELECTRIQUE



LA VRAIE VIE


Isolella ma vie, ma merveilleuse, ma magnifique, ma musique, ma gamine, ma guitare, ma caravane, tu es loin d'ici et c'est moi qui voyage et te voilà.



Elle est aujourd’hui cette jeune femme qui sortait du bistrot après avoir bu d’une seule inspiration trois verres de rhum. Elle est celle qui rêve toutes les nuits d’une baie de sable de corail fin comme la farine de blé dur. Elle est celle qui recueille les lettres de sa grand-mère et s’étonne d’y retrouver une part d’elle-même. Elle est celle qui s’allonge la nuit dans un lit et se réveille sur une natte, avec la musique de la houle dans les cheveux, une mèche barrant son visage, les yeux grands ouverts sur l’interrogation. Elle est celle qui a pris les pierres de cette maison, une après l’autre pour protéger la boite précieuse qu’un gamin a un jour offert à sa grand-mère.
Elle ignorait tout. Quand elle est née, il n’y avait rien. Pas d’océan, pas de lagon. Elle en a la certitude et la réalité la fait mentir. Elle sait qu’elle rassemble souvent par son esprit toutes ces femmes qu’elle est et qu’elles ne font plus qu’une seule et même personne. Elle sait que la réalité n’existe pas, et que ce qu’elle vit avec ses rêves, ses visions et les tremblements de son ventre, est une autre vie, inexpliquée peut-être mais la vraie vie quand même. « Oui je peux être à plusieurs endroits en même temps plusieurs femmes différentes. Dans le monde où je navigue le temps n’existe plus, l’espace peut avoir sept, dix, onze dimensions, et me voilà rassemblant tous les hommes qui m’attendent en un seul homme. Le gamin, Capitaine Sauvage, le pêcheur, le violoniste, celui que j’embrassais éperdument sur la jetée du port avant de me saouler de rhum blanc. Nous nous rassemblons tous et nous partons main dans la main, droit devant nous. Ces lettres grand-mères n’ont pas d’âge et pourtant le papier porte les traces des marques du soleil, de la chaleur ou de l’humidité. Ces lettres que tu as reçues, que ce gamin t’a offertes un jour dans cette belle boite, ces lettres écrites pour toi s’adressent à moi bien plus encore. »

Le vieil homme assis devant la porte allume une nouvelle cigarette. Il fume sans interruption. Sa peau plissée, ses yeux fendus cachés tout au fond de ses pensées, le vieil homme sourit. Il voit Capitaine Sauvage sauter sur le quai, le gamin accroché à la ridelle du camion en Thaïlande, le violoniste en Grèce arpenter la jetée, son archet  volant dans le vent, il se voit lui-même quelques centaines d’années avant, dans cette Corse paisible et tourmentée, apportant cette boite verte à cette belle jeune femme. Il écrit du bout de son caillou blanc sur la roche brune :

A demain ma merveilleuse ma magnifique, nous ne sommes pas des skizophrènes, des malades mentaux, nous sommes sortis du néant bien avant le Big Bang, nous sommes deux fibres du même être, nous sommes deux moitiés du même électron, et personne ne l’a prémédité, personne ne l’a choisi, ne l’a planifié, ne l’a voulu, personne n’en est responsable… mais nous, nous le savons, aujourd’hui nous le savons.

Elle est sortie sous le soleil brûlant et regarde les mots gravés. Elle est seule. Les hommes ne sont pas là. Les hommes ne sont pas visibles plutôt. L’existence a besoin du regard pour être. Elle est là, ils sont ailleurs, si elle les convoque en fermant amoureusement les yeux, ils viendront, elle en est sûre.