Conduite fait des planning. Conduite creuse des dates, aligne des jours, des projets, rassemble des semaines, des mois et prépare une saison.
En attendant de les voir s'aligner sur le site, quelques histoires, quelques contes, quelques rêves qui reviendront sur le plateau du prochain chapiteau.
LES ENFANTS DES ETOILES
Les îles du Pacifique ont une
sœur. Une âme soeur. Chacune. Une étoile. Et l'âme commune les relie et les lie et les relie. Page après page, elles
scrutent, telles les sentinelles de l’histoire, les souffles effrayants qui les
séparent. Elles veillent pourtant les voyageurs infatigables qui froissent les
habitudes quotidiennes des hommes et avancent chaque pied l’un après l’autre,
sur mer, sur terre et dans leur tête. Elles frôlent les navires qui épousent
les mouvements de l’océan, les animaux hurlants qui chevauchent les vallées,
les peuples errants qui ne cherchent ni territoire, ni maison, mais le monde.
Elles veillent patiemment sur ces âmes blessées, parties un jour en quête de la
lumière qui répondra à leur amour.
L’une d’elles a choisi le gamin
qui observe l’horizon depuis la goélette de Capitaine Sauvage. Il a les yeux
fixés sur le déferlement défait, et sans cesse refait, de l’écume sur la lèvre
des vagues. Il retient son souffle
fasciné par ce théâtre palpitant que l’océan déplie contre le temps. Dans ses
mains toutes les pages blanches boivent l’haleine salée de la brume fine qui
les lèche inlassablement. Gorgées de cette encre invisible, les feuilles de
papier se tordent et se gonflent, et le gamin les serre contre sa poitrine.
Tout est là. Sa fortune, sa vie. Dans ces lignes aujourd’hui effacées, le
visage de sa compagne persiste. Elle a toujours sur elle, sur son corsage de
couleur sable, son gilet marron quand elle se retourne pour plonger ses yeux
dans les siens.
Le Capitaine est à l’avant, debout,
il manie du bout des doigts les instruments qu’il fixe. Régulièrement il lève
les yeux au ciel et cherche le point clignotant de l’étoile qui le guide. Lui
aussi attaché à son âme sœur qui vole dans la poussière de la galaxie. Les deux
hommes ne bougent presque pas. La goélette danse et les deux hommes dansent.
La fille tourne encore une fois
son visage vers le gamin funambule tombé sur le pont. Elle lui dit « oui
dansons, dansons, dansons, donne moi tes doigts, serre moi fort, je suis là,
tout prés de toi, toujours ». Il retient son souffle comme toujours quand
elle lui parle. Il boit les mots qu’elle sculpte dans sa bouche aux lèvres
rouges. Il attend. Tout entier projeté en elle. « Dans ta bouche je suis
chez moi. Je rentre à la maison. Enfin. C’est chez moi. Entre tes dents, si
jolies dents que je bois comme un élixir de l’espace. Dans ta salive où je me
baigne nu toute une éternité, dans ton souffle où je respire, je suis chez moi.
Je pose mon sac informe, allume une cigarette et ferme les yeux. Volupté. Ma
maison, ta bouche, ma maison. »
L’île a disparu depuis longtemps.
Une autre île apparaît. Le temps ? Quel temps ? Quelle terre ?
Où est passée la réalité ? Le temps du théâtre est cette mer houleuse qui
déchaine sa marche et prend dans ses mains blanches les coques fragiles des
deux hommes. Le gamin écrit dans sa tête. « Toi ma musique, ma mer, mon
océan, Douceur incomparable de ta main qui glisse sur ma peau, de ton
souffle qui chante sous tes paupières baissées, douceur de ta voix qui murmure,
la force de tes mains qui déchirent les boutons des obstacles sur le rivage,
timides sacs de tissu usé. »
Soudain Capitaine Sauvage est là
tout près de lui. « Saute ! » Il crie :
« Saute ! » Arraché à la douce caresse le gamin recule sur le
pont glissant. « Saute ! Vas-y ! Elle est là !
Saute ! »
Les vagues qui frappent et se
frappent, couvrent la voix de Capitaine Sauvage, et le gamin ne comprend pas.
Il entend mais ne comprend pas.
Il regarde au-delà de la coque
fragile du bateau. Dans l’eau qui bouillonne, il voit comme un frêle flotteur,
le museau souriant d’une tortue d’un vert magique.
Il enjambe le plat bord et saute.
A demain