mardi 7 janvier 2014

LEGENDE DE JERUSALEM





Les gitans du désert sont partis. Les bédouins. Ils ont suivi le signal échevelé du fils du chef. Aux premières lueurs de l’aube il avait enfourché son cheval pour rejoindre Jerusalem. C’est une histoire toute déjà vécue qui l’a poussé à partir. Il savait que le clan ne supporterait pas et le suivrait. Mais il est parti. Son histoire, son histoire…

Il avait déjà cinq ans quand son père l’avait traîné dans le souk de la vieille cité. Il ne voyait rien dans la foule des adultes qui le pressaient contre leurs gros ventres, et leurs mains qui sentaient l’oignon. Et le courant humain l’a poussé quelques secondes dans une des boutiques où un vieux fumait au narguilé. La fumée lui a fait tourner la tête d’un côté et il a vu, derrière la caisse qui servait de table, une petite tête douce et blanche où brillaient deux grands yeux verts. Ils fixaient une boite noire ouverte dans laquelle tournait et tournait lentement une danseuse blanche sur un coussin de velours rouge. La musique qui l’accompagnait tintait comme un traineau dans le sable, et naviguait comme un bébé sur le ventre de sa mère. La petite tête a tourné ses deux grands yeux sur lui. Et soudain ce fût un champ de blé qui le submergeait. Le vent des sables qui le soulevait. Son cœur fit des bonds puis s’arrêta. Tout resta suspendu et son corps se fendit, son sang se changea en électricité. Ses pieds quittèrent lentement le sol et tout s’évanouit. Il avait vu le silence envahir le souk. Il avait oublié la foule puante qui le tenait debout, le vieux qui pourrissait devant son narguilé. Et sa langue s’agitait dans sa tête : « Oui je sais. Je sais que tu es bien plus forte que moi. Je sais ce que tu me dis. Je sais que quand tu me dis c’est dur, tu parles de ce qui se passe en toi quand tu voudrais être ailleurs. Que c’est tout ça qui est dur. Que tes pulsions de partir et de te lancer sur la route sont aussitôt recouvertes de tout les meubles de ta maison. Que tout ça, ta force et tout encore bien d’autres choses te clouent et que tu te retournes et te dis que … quoi je suis bien là… je suis heureuse là… et comme j’aimerais être ailleurs en même temps. Que chaque mouvement de tous les jours te rappelle que tu aimerais bouger ailleurs. Alors tu ouvres ta petite boite noire et tu regardes ce qui est écrit dessus. Tu regardes les noms, les lettres effacées, les mots qui ont été gravés et recouverts encore par d’autres mots, les paroles prononcées dans la mélodie qui tintinnabule comme ton bracelet sur ta cheville, petite clochette des marais de la mer morte, parce qu’il n’y a aucune chaîne qui te tient, aucune force qui t’enferme, parce que tu n’es pas une princesse à délivrer, à sauver, et ce vieux indécis sur ses fesses n’est pas non plus le dragon qui te garde, non tu es là parce que tu le veux, parce que tu le décides et que c’est là que se tient la douleur de … c’est dur … tu vois, est-ce que tu sais combien voudraient avoir ta force, ton équilibre, ton bonheur ? Combien n’ont même pas la moindre idée que tout ce que tu vis est à vivre et que c’est ainsi qu’il faut le vivre. Combien ne seront même jamais effleurés par l’idée que cette force, cette douleur qui t’empoignent si souvent quand tu regardes la porte, c’est l’étoile que tu cherchais, peu en importe le prix à payer. Une vie d’exception. Combien ne comprennent même pas que tout ça existe et peut exister, parce que tu brilles dans la nuit comme une étoile unique. Parce que la différence elle est dans cette lumière qui vient de ton esprit, cet esprit si délicat, si fin, si transparent et brûlant, si vif et si souple, aussi rapide que le renard dans le sable brûlant, aussi précieux que la pierre du diamant de la nuit qui vrille la voûte noire au-dessus de la vieille cité de Jérusalem. Parce que c’est ça être soi. Etre soi. Etre soi. Libre et là. Libre et là. Que tu es belle comme tu es belle. Que tu es belle. Comme tu es belle. Quelque chose me vient aux lèvres, un autre mot, amour je crois, alors c’est ça ? » Et la vague du souk l’a happé comme un petit bouchon de bois, l’a emporté comme un petit fil rouge dans un océan de bleu.
Les années ont passé, et le voilà.
Il entre au galop par la porte de Damascus gate. Il pousse autant qu’il peut son cheval dans la rue pavée. Quand la foule est trop dense, il saute à terre et court. Il court. Il court. On lui a dit qu’elle était là. Qu’elle était encore là. Il a quoi aujourd’hui ? Quarante, quarante cinq ? Il bouscule et renverse tout autour de lui mais il avance et soudain elle est là. Et il lui parle sans un mot qui ne sort de sa bouche. Seulement dans sa tête avec ses yeux.
« Tu es là. Tu es là. J’ai tellement rêvé de toi que je n’ose pas lever le front. Je n’ose pas toucher tes yeux. Je n'ose même pas pensé à toi devant toi de peur que tu ne devines ce que j'imaginais. Je n'ose pas te parler avec ma voix de peur qu'elle ne trahisse ta présence et que soudain tu disparaisses comme une âme emportée. Tu vois j’ai pensé à toi pendant toutes ces années. Je n’ai pensé qu’à toi pendant toutes ces années. Tu étais là toujours au bord de mes visions, dans ma respiration. Je me disais je l’embellis trop, est-ce que je me souviens bien, est-ce qu’elle est vraiment aussi belle, est-ce que ce n’est pas mon rêve qui me trompe tous les jours, et s’amuse avec ma mémoire ? Mais non. Tu es encore plus belle que dans mon souvenir. Que tu es belle. Comme tu es belle. Comme tu es parfaite dans ta posture, ton équilibre, tes hanches si bien faites, et tes yeux qui n’ont pas changé. C’est ça que je suis venu te dire. Bien plus forte que moi ce guerrier de BD, tu as traversé les miracles et les batailles de la cité, les mendiants et les voleurs, les aveugles et les fous et tu n’as rien perdu de la lumière qui habitait tes yeux. J’ai fait mille fois le tour du désert, j’ai traversé les continents qui bordent la méditerranée, puis ceux qu’il faut gagner sur les navires, j’ai brûlé mille feux, détourné mille fleuves et vaincu mille monstres marins, mais toi, toi qui étais là, qui étais là comme tu es belle, comme tu es toujours belle, pourvu que mes paupières à moi n’aient pas traîné avec elles toutes les horreurs que j’ai laissées derrière moi. Fallait-il que je les vois pour pouvoir revenir ?»
Elle se tourne alors vers une jolie table de bois noir et ouvre une petite boite noire. La danseuse blanche s’anime alors encore dans un sens, puis dans un autre. « Je t’attendais ». 



 A demain ma belle île, ...