Les gitans du désert sont
partis. Les bédouins. Ils ont suivi le signal échevelé du fils du chef. Aux premières
lueurs de l’aube il avait enfourché son cheval pour rejoindre Jerusalem. C’est
une histoire toute déjà vécue qui l’a poussé à partir. Il savait que le clan ne
supporterait pas et le suivrait. Mais il est parti. Son histoire, son histoire…
Il avait déjà cinq ans quand
son père l’avait traîné dans le souk de la vieille cité. Il ne voyait rien dans
la foule des adultes qui le pressaient contre leurs gros ventres, et leurs
mains qui sentaient l’oignon. Et le courant humain l’a poussé quelques secondes
dans une des boutiques où un vieux fumait au narguilé. La fumée lui a fait
tourner la tête d’un côté et il a vu, derrière la caisse qui servait de table,
une petite tête douce et blanche où brillaient deux grands yeux verts. Ils fixaient
une boite noire ouverte dans laquelle tournait et tournait lentement une
danseuse blanche sur un coussin de velours rouge. La musique qui l’accompagnait
tintait comme un traineau dans le sable, et naviguait comme un bébé sur le
ventre de sa mère. La petite tête a tourné ses deux grands yeux sur lui. Et soudain
ce fût un champ de blé qui le submergeait. Le vent des sables qui le soulevait.
Son cœur fit des bonds puis s’arrêta. Tout resta suspendu et son corps se
fendit, son sang se changea en électricité. Ses pieds quittèrent lentement le
sol et tout s’évanouit. Il avait vu le silence envahir le souk. Il avait oublié
la foule puante qui le tenait debout, le vieux qui pourrissait devant son
narguilé. Et sa langue s’agitait dans sa tête : « Oui je sais. Je sais
que tu es bien plus forte que moi. Je sais ce que tu me dis. Je sais que quand
tu me dis c’est dur, tu parles de ce qui se passe en toi quand tu voudrais être
ailleurs. Que c’est tout ça qui est dur. Que tes pulsions de partir et de te
lancer sur la route sont aussitôt recouvertes de tout les meubles de ta maison.
Que tout ça, ta force et tout encore bien d’autres choses te clouent et que tu
te retournes et te dis que … quoi je suis bien là… je suis heureuse là… et
comme j’aimerais être ailleurs en même temps. Que chaque mouvement de tous les
jours te rappelle que tu aimerais bouger ailleurs. Alors tu ouvres ta petite
boite noire et tu regardes ce qui est écrit dessus. Tu regardes les noms, les
lettres effacées, les mots qui ont été gravés et recouverts encore par d’autres
mots, les paroles prononcées dans la mélodie qui tintinnabule comme ton
bracelet sur ta cheville, petite clochette des marais de la mer morte, parce qu’il
n’y a aucune chaîne qui te tient, aucune force qui t’enferme, parce que tu n’es
pas une princesse à délivrer, à sauver, et ce vieux indécis sur ses fesses n’est
pas non plus le dragon qui te garde, non tu es là parce que tu le veux, parce
que tu le décides et que c’est là que se tient la douleur de … c’est dur … tu
vois, est-ce que tu sais combien voudraient avoir ta force, ton équilibre, ton
bonheur ? Combien n’ont même pas la moindre idée que tout ce que tu vis
est à vivre et que c’est ainsi qu’il faut le vivre. Combien ne seront même
jamais effleurés par l’idée que cette force, cette douleur qui t’empoignent si
souvent quand tu regardes la porte, c’est l’étoile que tu cherchais, peu en
importe le prix à payer. Une vie d’exception. Combien ne comprennent même pas
que tout ça existe et peut exister, parce que tu brilles dans la nuit comme une
étoile unique. Parce que la différence elle est dans cette lumière qui vient de
ton esprit, cet esprit si délicat, si fin, si transparent et brûlant, si vif et
si souple, aussi rapide que le renard dans le sable brûlant, aussi précieux que
la pierre du diamant de la nuit qui vrille la voûte noire au-dessus de la
vieille cité de Jérusalem. Parce que c’est ça être soi. Etre soi. Etre soi. Libre
et là. Libre et là. Que tu es belle comme tu es belle. Que tu es belle. Comme tu
es belle. Quelque chose me vient aux lèvres, un autre mot, amour je crois,
alors c’est ça ? » Et la vague du souk l’a happé comme un petit
bouchon de bois, l’a emporté comme un petit fil rouge dans un océan de bleu.
Les années ont passé, et le voilà.
Il entre au galop par la porte
de Damascus gate. Il pousse autant qu’il peut son cheval dans la rue pavée. Quand
la foule est trop dense, il saute à terre et court. Il court. Il court. On lui
a dit qu’elle était là. Qu’elle était encore là. Il a quoi aujourd’hui ? Quarante,
quarante cinq ? Il bouscule et renverse tout autour de lui mais il avance
et soudain elle est là. Et il lui parle sans un mot qui ne sort de sa bouche. Seulement
dans sa tête avec ses yeux.
« Tu es là. Tu es là. J’ai
tellement rêvé de toi que je n’ose pas lever le front. Je n’ose pas toucher tes
yeux. Je n'ose même pas pensé à toi devant toi de peur que tu ne devines ce que j'imaginais. Je n'ose pas te parler avec ma voix de peur qu'elle ne trahisse ta présence et que soudain tu disparaisses comme une âme emportée. Tu vois j’ai pensé à toi pendant toutes ces années. Je n’ai pensé qu’à
toi pendant toutes ces années. Tu étais là toujours au bord de mes visions,
dans ma respiration. Je me disais je l’embellis trop, est-ce que je me souviens
bien, est-ce qu’elle est vraiment aussi belle, est-ce que ce n’est pas mon rêve
qui me trompe tous les jours, et s’amuse avec ma mémoire ? Mais non. Tu es
encore plus belle que dans mon souvenir. Que tu es belle. Comme tu es belle. Comme
tu es parfaite dans ta posture, ton équilibre, tes hanches si bien faites, et
tes yeux qui n’ont pas changé. C’est ça que je suis venu te dire. Bien plus
forte que moi ce guerrier de BD, tu as traversé les miracles et les batailles
de la cité, les mendiants et les voleurs, les aveugles et les fous et tu n’as
rien perdu de la lumière qui habitait tes yeux. J’ai fait mille fois le
tour du désert, j’ai traversé les continents qui bordent la méditerranée, puis
ceux qu’il faut gagner sur les navires, j’ai brûlé mille feux, détourné mille
fleuves et vaincu mille monstres marins, mais toi, toi qui étais là, qui étais
là comme tu es belle, comme tu es toujours belle, pourvu que mes paupières à
moi n’aient pas traîné avec elles toutes les horreurs que j’ai laissées
derrière moi. Fallait-il que je les vois pour pouvoir revenir ?»
Elle se tourne alors vers une
jolie table de bois noir et ouvre une petite boite noire. La danseuse blanche s’anime
alors encore dans un sens, puis dans un autre. « Je t’attendais ».
A demain ma belle île, ...