jeudi 9 janvier 2014

THEATRE D'OMBRES



A travers la baie vitrée il voit Capitaine Sauvage, le dos appuyé au comptoir. Il peut voir son visage qui manifeste maladroitement les tourments qui le secouent. La vareuse foncée pend, au bout de ses épaules, ses deux mains inutiles errent, inconscientes, sur la couture usée. La bouteille de rhum luit dans le miroir d’argent des étagères brillantes. Elle est vide. Il entend l’eau couler. La porte tambour ouvre sur un petit pont intérieur qui passe au-dessus d’une mare alimentée par une fontaine artificielle, hideuse et comique à la fois. L’eau coule d’un étage à l’autre et quelques accords plaqués sur un synthétiseur soutiennent une mélodie de boite à musique. Quelques notes de vibraphone qui tintent pour accompagner les pas d’une danseuse qui tourne éternellement sur un coussin de velours rouge. Elle lève les bras, puis les ramasse sur son ventre et les relève encore, les dresse en un rond maladroit au-dessus de sa tête et revient, tête penchée sur le côté droit. Capitaine Sauvage a les yeux collés sur la ballerine. Le gamin ne sait que faire. Entrer ? Fuir avant que Capitaine Sauvage ne l’aperçoive ? Pourquoi a-t-il l’impression qu’il ne devrait pas voir ce qu’il voit. Est-ce qu’il le surprend en plein rêve comme s’il était endormi, au creux de son intimité ? Est-ce qu’il le surprend dans son ivresse, la rage à fleur de peau, encore debout et presque à terre ? Est-ce qu’il le voit vivant, présageant de sa mort ? Tous tableaux interdits qu’il ne devrait pas voir. Il pousse le premier battant de la porte tambour. A l’entrée du petit pont qu’il doit franchir, il s’arrête devant la boite à musique. Sur la frise du couvercle levé il lit « Jérusalem ». 
Capitaine Sauvage  reprend conscience soudain. Ses yeux le fixe et la vie revient sur ses lèvres. « Entre gamin, viens ! Je voulais te montrer quelque chose. » Et il happe d’une main franche la lampe posée sur le comptoir. C’est un abat-jour transparent qui entoure l’ampoule. Actionné par la chaleur qui s’accumule à l’intérieur, l’abat-jour tourne sur lui-même. Sa couverture tendue par des tiges de cuivre est blanche est transparente. Des encres noires et marron dessinent les contours des ombres chinoises qui se poursuivent. La silhouette d’une jeune femme sur un cheval. Une goélette sur le sommet d’une vague. Le trait fin d’un garçon sur une plage blanche. Une tortue qui crève la surface de la mer pour respirer dans un sourire. Un gecko qui attend, impatient immobile, gourmand, sur une fenêtre ouverte. Le beau visage endormi d’une princesse de rêve. De nouveau la silhouette de la jeune femme sur son cheval noir. Mais au second tour de la lanterne magique, ses traits sont plus nets et distincts. Et le gamin reconnait les personnages. Elle est là. Il est là. Ils sont tous là.
« Elle dort.
Elle dort. Elle a sur le visage une légère brume toute chargée de volupté. Sur les deux rives de sa bouche rouge qu’un léger trait fin souligne, un déséquilibre accentue l’expression d’un sourire. Si ce paysage aux couleurs douces est éclairé par les cils recourbés, ses paupières bleutées voilent à peine la certitude du sommeil. Elle dort. Elle dort ? Elle dort ou elle écoute son corps dormir ? Elle est toute étendue, ses mains sur sa poitrine, ses cheveux qui la protègent. Elle repose tendrement, sans peur, sans violence, sans attente. Elle sait qu’il est là, juste au-dessus de la lanterne magique, et qu’il la regarde. Oui il la regarde dormir. L’odeur du rhum parfume son sommeil. Elle remue à peine les narines pour capturer quelques millimètres de ce moment. Ils la veillent tous les deux. Ils la protègent.
Elle dort. Ne fallait-il donc vivre que pour ce moment-là, et la vie devient alors un vrai cadeau.
Elle dort. »

Mon île dort et lutte dans son sommeil, mène une guerre contre le temps, la chaleur, les flèches acérées  des adversaires microscopiques qui tentent de la dévorer, mon île est invincible, mon île sourit sous les coups répétés, mon île est magicienne et connait tous les tours qui feront disparaitre à jamais les attaquants, mon île est dans sa renaissance et rien ne pourra l'arrêter,

à demain