samedi 15 mars 2014

JE RACONTE DES HISTOIRES



J'écris des histoires pour vivre avec mes personnages. Comme moi ils n'ont rien. Comme eux je ne possède pas grand-chose. Ma guitare et mon chemin. Ils sont tous un peu moi et je suis un peu chacun d'eux. Comme eux je suis nomade. Comme moi ils se moquent du temps, et ne se frottent qu'à la nature. Comme moi ils ont leur île, quelque part sur l'océan, quelque part dans un pays, quelque part dans une maison. Une merveilleuse qu'ils ont rencontrée grâce à elle et à son cheval noir, une magnifique qui a des forces grosses comme des planètes et des chansons à vous faire pleurer. Comme moi ils l'aiment leur île comme ils n'avaient jamais osé imaginer qu'ils seraient capables d'aimer. Ils ont dépassé les mille et une vie de l'amour et sont arrivés là. Comme moi ils racontent leur histoire. Ils "lui" racontent leur histoire. Ils lui écrivent tous les jours. Ce que personne ne croira jamais, ne voudra jamais croire, c'est que ces personnages existent. Et ma merveilleuse existe. J'existe bien moi.





Ils ont arrêté le violoniste. Il jouait sur le port, les passants jetaient des pièces, les flics l’ont embarqué. Il a besoin d'argent pour rejoindre son île. Il a passé la nuit en taule. Au matin sa cellule était couverte de papier blanc :

« Je ne sais pas écrire. Je t’écris tous les jours. Mais je ne sais pas écrire. J’écris des histoires pour te parler. J’écris des histoires pour te raconter notre vie. J’écris des histoires que j’ai volées dans des mouvements furtifs, dans des millièmes de seconde, quand reste seule l’image sur la rétine, et que je la contemple à l’intérieur de ma mémoire. Je ne sais pas écrire. Je ne sais pas dessiner non plus. Mais je te dessine chaque jour. Chaque jour je prends du papier blanc et je te regarde. Je regarde la feuille blanche, je la regarde longtemps. J’essaie de trouver sa personnalité. Cette feuille n’est pas n’importe quelle feuille blanche. Je l’ai choisie et c’est elle qui va me guider. J’essaie de trouver les défauts du papier. Je cherche les imperfections comme j’adore tes imperfections. Je les colle à celles de ma feuille blanche et je cherche celles parmi lesquelles je vais choisir la trace où je vais poser mon doigt. Je regarde le papier, je prends de l’encre et quand je suis sûr d’avoir trouvé le point où tout va commencer, j’imbibe le bout de ma phalange et je tire le premier trait. D’un coup sans arrêter le mouvement. Je sais où relever la main. Voilà. Je commence toujours par le même tracé parce que juste en dessous et je sais exactement où, je vais poser mon ongle, pour dessiner le pli le plus fin, le plus arrondi, le plus attendrissant, le plus humide, le plus brillant. Le bord de l’œil. Je ne le rate jamais. Maintenant sur la feuille de papier blanc il y a quelque chose qui commence à vivre. Tout autour de ces deux légères traces grises, noires et bleu foncé, j’aperçois ton visage. Je pourrais m’arrêter là. Pour moi c’est suffisant. Je te vois. Tu es là, je te parle, tu me réponds, tu plisses tes pommettes, tes cheveux flottent dans tes mouvements. Tu ris. Ta voix enfle par instants, comme quand tu es heureuse, et qu’elle prend des inflexions soudaines et des plongées brutales tout au fond de ta gorge, puis remonte au bout des yeux et plonge à nouveau dans le ventre. Je ne sais pas dessiner mais quand je te vois si bien, je mets de l’encre sur les traits que je vois. Je prends tout mon temps pour la diriger sur ta pupille, où sa lumière plus légère donne un éclat bondissant, puis traverse mes propres yeux. Je ne rate jamais tes yeux. Je sais précisément où ils sont et ce qu’ils disent. Et ce que je sais aussi parfaitement, c’est où commence ton nez. Où il commence, où il s’arrondit, où il prend un air pointu et où il revient sous la narine et s’arrondit encore pour l’ouvrir et la faire vibrer. Je sais où est ta narine. Je la prends si souvent du bout de mes doigts. Je ne la rate jamais. Je sais parfaitement lui donner la boucle que j’aime et qui contient le secret des odeurs que tu cherches. Maintenant tu me vois, tu me sens, je te parle. J’ai pris la couleur rouge pour tracer ta lèvre. Je ne la rate jamais. Je sais où elle s’accroche au bord de ton nez, où elle va creuser ta joue. Je sais et j’y vais d’un seul trait. Tu souris. Voilà. Tu peux parler aussi. Tu souris, tu parles, tu me vois. Ton portrait je le refais tous les jours. Tous les jours je te retrouve sur un papier imparfait, plein de défauts, avec tous les petits morceaux de toi qui n’atteindraient cette beauté totale si je savais peindre ou dessiner. Mais quand je les sépare, toutes ces lignes et courbes et pointes et surfaces gonflées et creusées et coupées et qui se rejoignent et se croisent et se mêlent les unes aux autres, ajoutent une troisième dimension, puis une quatrième, puis dix, puis cent, parce que te voilà, tu es là, et tu bouges, et tu es mille, cent million de fois celle que je regarde. Je regarde le portrait fini. Au fond il n’y a pas beaucoup d’encre. Tous les traits tirés je ne les rate jamais. Je ne sais pas dessiner. Mais je connais le visage de mon île, de ma merveilleuse, ma magnifique et tous les jours je le refais et tous les jours je le réussis. Tous les jours. Tu es tellement vivante mon île. Et je suis tellement maladroit avec mes doigts, avec mes yeux, avec mes mots. Qu'est-ce que c'est ce type qui dit qu'il ne rate jamais ceci, jamais cela? Oui c'est vrai je ne rate jamais ton visage, je ne rate jamais ton corps, je ne rate jamais ta lumière, ils sont enfouis tout au fond de moi, et l'encre ne fait que les suivre.

Au matin les flics l'ont foutu dehors à coups de pieds au cul. Ils ont ramassé les papiers blancs, en gueulant des insultes à la porte que le musicien venait de passer sur le dos. Ils en ont rempli la corbeille de  l'accueil, en bas. Quelques morceaux sont tombés à côté. Lentement s'est formée une goutte d'eau salée qui a commencé à se faire une voie vers la porte. La petite goutte a grossi et la corbeille a chaviré. Les morceaux de papier se sont laissés emporter par ce petit ruisseau sauvage. Mon île, insoumise et rebelle, grosse comme une vague, un tsunami de bonheur. Tu viens me rejoindre. Et le violoniste a commencé à jouer.»