CLAN PÊCHEUR
Extrait...
Elle cherche des traces. Elle
sort de ce bistrot quand elle entend le violoniste s’éloigner sur le quai en
jouant sa chanson, et de ses yeux inondés de larmes de rhum elle cherche les
traces. Les palimpsestes parfumés des baisers savourés. Les signes rétiniens du
visage brouillé par la brise de la mer. Le sel de la salive et le sucre du
désir. Le lent balancement de leurs deux corps bousculés par les souffles
arythmiques de la marée qui monte. Les traces sont-elles la preuve écrite du
passé ? Les traces sont-elles le cœur battant de la réalité ? La
certitude de l’existence des choses ? Les doigts qui palpent le muscle du
vrai, de l’authentique ? Les traces aux mains douces qui caressent la
peau? Qu’est-ce que le souvenir ? Ce voyage douloureux à la recherche du
temps perdu ? Où est le perdu ? Dans quelle maison de son corps
habite-t-il ? Est-ce qu’une poche assez vaste peut le contenir dans sa
peau ? Où est le vase qui abreuve la fleur du présent, ce présent assoiffé
qui ne meurt pas.
Elle est aujourd’hui cette
jeune femme qui sortait du bistrot après avoir bu d’une seule inspiration trois
verres de rhum. Elle est celle qui rêve toutes les nuits d’une baie de sable de
corail fin comme la farine de blé dur. Elle est celle qui recueille les lettres
de sa grand-mère et s’étonne d’y retrouver une part d’elle-même. Elle est celle
qui s’allonge la nuit dans un lit et se réveille sur une natte, avec la musique
de la houle dans les cheveux, une mèche barrant son visage, les yeux grands
ouverts sur l’interrogation. Elle est celle qui a pris les pierres de cette
maison, une après l’autre pour protéger la boite précieuse qu’un gamin a un
jour offert à sa grand-mère.
Elle ignorait tout. Quand elle
est née, il n’y avait rien. Pas d’océan, pas de lagon. Elle en a la certitude
et la réalité la fait mentir. Elle sait qu’elle rassemble souvent par son
esprit toutes ces femmes qu’elle est et qu’elles ne font plus qu’une seule et
même personne. Elle sait que la réalité n’existe pas, et que ce qu’elle vit
avec ses rêves, ses visions et les tremblements de son ventre, est une autre
vie, inexpliquée peut-être mais la vraie vie quand même. « Oui je peux
être à plusieurs endroits en même temps plusieurs femmes différentes. Dans le
monde où je navigue le temps n’existe plus, l’espace peut avoir sept, dix, onze
dimensions, et me voilà rassemblant tous les hommes qui m’attendent en un seul
homme. Le gamin, Capitaine Sauvage, le pêcheur, le violoniste, celui que
j’embrassais éperdument sur la jetée du port avant de me saouler de rhum blanc.
Nous nous rassemblons tous et nous partons main dans la main, droit devant
nous. Ces lettres grand-mères n’ont pas d’âge et pourtant le papier porte les
traces des marques du soleil, de la chaleur ou de l’humidité. Ces lettres que
tu as reçues, que ce gamin t’a offertes un jour dans cette belle boite, ces
lettres écrites pour toi s’adressent à moi bien plus encore. »