vendredi 15 août 2014

TU CROIS QU’IL Y A BEAUCOUP D’HOMMES QUI M’ECRIVENT DES LETTRES D’AMOUR ?

CLAN PÊCHEUR



 Extrait...




OUAMEO





Ils l’ont laissé sur le sable. Les membres défaits de toute posture, les os brisés, les yeux fermés. Au-dessus de lui, la lune se penche sur une route ouverte dans les nuages blancs. Dans ce rayonnement qui réduit les distances, la peau du gamin s’irise du bleu des méduses immortelles. La lampe de sa vie n’est pas éteinte. Une paupière frémit. Il réintègre lentement sa conscience, il reprend forme, retrouve un LUI, puis un œil s’ouvre vraiment. Il n’y a rien à voir hormis l’aveuglement. Il ne bouge pas non plus. Il fait le tour de lui-même, le compte de ses os, de ses nerfs, de ses veines, de son souffle. Lui qui court les jambes brisées depuis plus de quinze ans, et qui dort avec la douleur, s’éveille avec la douleur, mange et vit, avec elle en lui qui respire, lui qui l’oublie, puis la ressent, la chasse et la reprend, lui qui la fait renaître cette douleur à chaque mouvement, il s’interroge sur la qualité de ce qui est maintenant dans son corps. La torture qu’il a subie inventerait d’autres souffrances ? Ils l’ont brûlé, ils l’ont battu à coups de « tamioc » sans le tuer. Ils l’ont lacéré de coups de lames, ils lui ont brisé les muscles. Toutes les plaies l’enveloppent en une seule ouate. La torture dans laquelle il a nagé a-t-elle inventé d’autres douleurs ? Mais son corps ce n’est rien. Sa peau, son sang, ses artères et sa chair, ce n’est rien. Ce n’est rien à côté de l’absence. Elle n’est plus là. Le clan ? La famille ? La grande chefferie ? Elle n’est plus là. Depuis plus de huit jours aujourd’hui, il contient la souffrance de son absence. Cette douleur est plus féroce que celle qu’il endure depuis toutes ces années. Le corps, ce n’est rien quand l’âme et le cœur sont blessés à ce point, et cette blessure le déchire bien plus fort. Elle tenait sa main, elle parlait dans son oreille quand ils l’ont rattrapée. « Je t’aime tellement mon petit bout d'amour ». Il ouvre la bouche, et en un hurlement de loup il se met à pleurer. Les harmonies crayeuses du cri qu’il pousse, projettent mille plaintes déchirantes qui se propagent au-delà de la lumière fiévreuse de la pleine lune. Les larmes aiguës atteignent les sonorités perlées d’un opéra préhistorique. Il reprend l’air et repousse le cri. La mort le fouette en pleine voix. C’est bien ce qu’il veut, mais ce n’est pas ce qui se passe. Il doit se relever, renifler sa morve de gamin, se remettre debout, et marcher. Avancer encore. « Ma merveilleuse, ma magnifique, ma amour, je suis là, j’arrive, je viens, je suis là ». Un pick-up rouge rouillé fracasse la plainte railleuse du gamin. Le camion freine dans un orage de tôles tranchantes. Le clan pêcheur le ramasse. Il s’écroule dans la benne puante, au milieu des caisses bleues débordantes de seiches et de mulets. Une dernière narine tire un mot d’amour, encore un, « ma musique, ma chanson… ». et le gamin reperd conscience.
 



LA BAIE DES CRABES

CAPITAINE SAUVAGE: On va sur Ouaméo. La pluie ne va pas tarder. On reviendra demain.
LE GAMIN: Arrête! Arrête le camion. Ecris ça! Ecris pour moi. Ecris lui!
Je te dis:

"Ma amour, j'ai peint ton portrait cette nuit, sur une bande de tissu envahi de petites tortues alignées les unes derrière les autres. Elles vont sagement vers toi, le nez levé vers ton sourire, tes dents si douces éclairant leur chemin. J'ai tracé du bout du doigt le contour de tes yeux, jusqu'au bord de tes cheveux. Quand je regarde autour de moi tu es partout. La douleur de l'absence est une malédiction bien plus tyrannique que toute autre. Sais-tu qu'il n'y a rien de plus beau que le mouvement de ton corps qui respire, qui se lève, qui se met sur la pointe d'un pied, qui ouvre une lèvre rouge, qui souffle une petite fuite d'air? Rien de plus beau que la vie qui t'anime. Rien de plus beau que toi, belle jeune femme vivante, qui est tout pour moi..."
CAPITAINE SAUVAGE: Tu peux... deux secondes?
LE GAMIN: Non, j'ai tellement peur d'oublier. Ce que je dois lui dire. Ecris, écris, écris...